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Rencontre avec Caroline De Haas, fondatrice et porte-parole du collectif #NousToutes
Par Juliette
Caroline De Haas publie aux éditions Robert Laffont, le manuel d’action En finir avec les violences sexistes et sexuelles. Un guide pratique à la portée de toutes et tous pour « identifier, comprendre et agir » contre celles-ci. La militante féministe, qui a fondé le collectif #NousToutes en 2018, y voit « trois piliers pour changer le monde ». Depuis avril 2020, elle dispense des formations gratuites pour détecter les violences sexistes et sexuelles. Rencontre.
Attention : cette interview contient beaucoup de chiffres sur les violences sexuelles faites aux femmes, qui pourraient heurter la sensibilité des personnes ou réveiller des traumatismes.
Qu’est-ce qui vous a convaincue d’écrire ce livre ?
C’est la volonté de donner des outils à un maximum de gens. On a formé plus de 100 000 personnes avec #NousToutes [contre les violences sexistes et sexuelles] et on voit bien que ces formations sont utiles. Je vous lis un message que je viens de recevoir sur Instagram : « Je vous ai entendue hier sur France Inter, j’ai commandé le livre dans la foulée, et aidé une collègue de boulot dans l’heure d’après. Merci beaucoup pour tout ça. » Bah voilà, j’ai écrit ce bouquin pour ça.
C’est quoi être une jeune femme de 25 ans, le 8 mars 2021 en France ?
Je vais dresser un portrait en deux parties.
Si on part des chiffres sur les inégalités et les violences faites aux femmes, c’est déprimant. Contrairement à ce qu’on pense, les jeunes femmes sont surreprésentées dans les victimes de violences conjugales*. La réalité des violences chez les jeunes femmes est massive**.
L’an dernier on a réalisé une grande enquête #NousToutes sur le consentement dans les rapports hétérosexuels. On a eu plus de 100 000 réponses, 96 000 femmes et environ 75 % avaient moins de 35 ans… Les résultats étaient… je n’étais pas prête.
Et puis on n’est pas orienté de la même manière. Les femmes sont discriminées dans le monde du travail, elles sont rapidement victimes d’inégalités, de sexisme. La répartition inégale des tâches domestiques apparaît tôt, dès la mise en couple. La réalité de la vie d’une femme en 2021 en France, ce n’est pas l’égalité.
Le deuxième volet est beaucoup plus optimiste. Depuis « Me too », il y a une énorme prise de conscience de la société sur les inégalités en France. Aujourd’hui, près de 80 % des jeunes femmes se disent féministes. Ça change les choses. Est-ce que c’est suffisant ? Certainement pas. Mais c’est un outil indispensable. C’est pour ça que le collectif #NousToutes s’est constitué : pour faire monter le niveau de conscience dans la société. Ça passe par l’éducation, l’information, la mobilisation.
* Les violences conjugales régressent avec l’âge. La tranche d’âge la plus touchée est celle des 25-44 ans. Enquête Santé Publique France, 2018, p.39.
** Selon une enquête réalisée en 2017 en Seine-Saint-Denis avec des jeunes filles de 18 à 21 ans, 23 % disaient avoir déjà subi des violences physiques, et 13 % des attouchements.
Quelle est la probabilité d’être une femme victime de violences sexuelles aujourd’hui en France ?
Je ne donnerai pas une probabilité, c’est trop violent. Aujourd’hui en France, une femme sur deux a vécu des violences sexuelles dans sa vie. C’est massif. Donc le meilleur moyen pour agir c’est de se former, de s’engager et d’obtenir des changements dans les politiques publiques.
Quelle est la probabilité d’être l’auteur de violences sexuelles ?
On n’a pas du tout de statistiques sur les hommes violents, mais c’est très important. Parmi ces 50 % de femmes qui ont connu des violences sexuelles, dans l’immense majorité des cas c’était par quelqu’un de l’entourage.
On apprend dans votre livre qu’en France, 250 femmes sont violées chaque jour. 32 % des femmes sont victimes de harcèlement sexuel au travail. Comment on fait pour détecter les violences sexuelles, et éventuellement aider ses proches ?
Le premier outil, ce sont les cinq mécanismes de violences : l’isolement, la dévalorisation, l’inversion de la culpabilité, la peur et le fait d’assurer son impunité pour l’agresseur. Les connaître, ça permet d’aider une amie victime.
Le deuxième meilleur moyen de savoir, c’est de poser la question : est-ce que tu es victime de violences ?
Une fois qu’on les a détectées, il faut les prendre en charge. Donner les numéros utiles*, aider la personne à qualifier ce qu’elle subit (un tableau pour choisir les bons mots est disponible dans le livre).
* Le 3919 est le numéro national de référence pour les femmes victimes de violences. Il est géré par la Fondation Solidarité Femmes, et les interlocutrices sont formées pour répondre.
Dans votre manuel d’action, vous défendez l’idée qu’un violeur n’est pas un violeur à vie. C’est-à-dire ?
Je pense qu’on ne naît pas violeur, on le devient. Et quand on est violent, on peut arrêter de l’être. Tout d’abord parce que sinon on serait mal… vu le nombre de personnes violentes en France. Et car moi-même j’ai expérimenté cela. J’ai eu des comportements violents avec des salariés dans ma boîte, et j’ai changé. Donc je vois bien qu’on peut changer.
Et justement, comment on change les choses ?
Il faudrait lancer de vastes campagnes d’éducation et de sensibilisation sur le consentement. Ce qui ne va pas aujourd’hui, c’est qu’on n’éduque pas au respect du corps de l’autre. L’autre est un être humain, à qui on doit le respect.
Vous prônez un changement par les politiques publiques, et par l’éducation…
Dans mon livre, il y a un chapitre qui s’appelle « En finir avec les violences : si j’étais présidente ? » Sans aucune prétention ! (rires).
Quand vous êtes ministre de l’Éducation, votre force de frappe est 10 fois plus importante. Dès la maternelle, dès la crèche, on peut apprendre le respect du corps de l’autre. Ça commence par enseigner qu’on ne force pas quelqu’un à jouer avec soi, s’il n’a pas envie.
Je prends toujours l’exemple de la sécurité routière. Vous êtes de la génération qui a obtenu l’attestation de sécurité routière (oui oui, en 5e). On a conditionné des centaines de milliers de jeunes à comprendre le code de la route, pourquoi on ne serait pas capable de faire pareil avec le consentement ?
Vous dites également ne pas aimer le terme de « zone grise », pourquoi ?
Elle donne le sentiment que les questions de drague, d’amour, de relations… et les questions de violences seraient dans la même catégorie. Qu’entre les deux il y aurait une zone grise, qui les relierait. Pour moi ce n’est pas une question de degré, c’est une question de nature. Soit vous êtes dans une relation de respect, où il peut y avoir des moments difficiles et de gros râteaux, mais il y a un respect de l’autre. Soit vous êtes dans un rapport de violence, où il n’y a pas de respect de l’autre.
Et au cours d’une relation sexuelle, d’une première fois par exemple… Comment on s’assure de ne pas être dans la zone grise ?
On devrait inverser le truc. Quand quelqu’un a envie de faire l’amour, c’est de sa responsabilité de vérifier que l’autre est consentant. C’est Maïa Mazaurette [chroniqueuse pour Le Monde, France Inter, Quotidien] qui parle du « consentement joyeux » : le fait de demander à l’autre à chaque étape [de l’acte sexuel] s’il est consentant… C’est marrant en fait, c’est même très excitant. Les gens disent « ah oui non, on ne peut pas tout verbaliser, faut laisser de la part au mystère… », mais c’est pas vrai ! Qu’est-ce qu’il y a de plus excitant que de discuter de sexe avec quelqu’un, pour identifier ce qu’il ou elle a envie de faire ? Pour moi, c’est ça une sexualité d’égal à égale, consentie. Une sexualité dans laquelle on se parle, on teste, on échange. On ne casse pas tout le charme, c’est le contraire.
Est-ce qu’aujourd’hui on peut avoir une sexualité féministe et égalitaire dans un couple hétéro ?
C’est une question dure, car si je commence à penser qu’il n’y a pas de place pour l’égalité dans les rapports hétéros… c’est triste. Pour moi d’abord, car je suis en couple hétéro. Et pour beaucoup de monde dans le pays. Donc je fais le pari que c’est pas facile, pas gagné, pas automatique du tout… Mais qu’on peut construire des rapports hétérosexuels dans lesquels on fait en sorte que ces rapports d’inégalités et de domination de la société soient le moins présents possibles. Et ça commence par reconnaître qu’ils existent.
Si vous aviez un message à faire passer à toutes les jeunes femmes aujourd’hui, vous leur diriez quoi ?
Personne, jamais, n’a le droit de leur faire quelque chose dont elles n’ont pas envie. Personne n’a le droit de les dévaloriser, de leur faire croire qu’elles sont des merdes. Elles ne sont pas des merdes, elles sont des stars. Elles sont dignes, dignes de respect.
Et pour changer le monde ?
Engagez-vous… Inscrivez-vous sur NousToutes.org, venez dans tous les collectifs féministes. Pour moi, l’engagement est une source de joie et de libération quasi quotidienne.
C’est quoi le grand combat des prochaines années ?
Un des objectifs, c’est que lors de la présidentielle l’an prochain, [les violences sexistes et sexuelles] soient au cœur des thématiques et des débats. Que le gouvernement qui arrive en fasse une priorité politique.