Vu d’ailleurs

Par Thaïs

« Ma vie n’est pas ton porno » : en Corée du Sud, la guerre contre le voyeurisme numérique

Vous voyez ce bruit fort et assez gênant du déclencheur d’appareil photo de votre smartphone ? En Corée du Sud, il est impossible de le désactiver : c’est tout simplement interdit depuis 2003, notamment pour empêcher de prendre des photos de femmes à la dérobée, dans la rue ou dans leur intimité.

C’était sans compter sur les dizaines de caméras cachées de pointe qu’on peut se procurer dans le pays : installées derrière les miroirs des cabines d’essayage, dans les portes des toilettes ou même incrustés sur des lunettes ou dans des stylos posées sur des bureaux… Des images intimes du quotidien sont ainsi volées par milliers puis vendues en ligne.

Elles tournent sur des « chatrooms » privées et sur des sites pornographiques dédiés, sans que les personnes y figurant — pour la grande majorité, des femmes — ne soient au courant. Près de 18 images intimes seraient ainsi volées chaque jour en Corée du Sud.

Cette pratique est si répandue qu’elle porte un nom : le « molka ». Mais il n’y a pas que ces images volées qui participent au sombre paysage du voyeurisme numérique sud-coréen. Sex-tapes, nudes… Certains n’hésitent pas à afficher leur petite amie, et encore plus souvent, leur ex.

La perspective d’être victime de revenge porn plane sur les ruptures amoureuses, au point que les femmes craignent de rompre avec leur partenaire, de peur qu’il diffuse des photos et vidéos (prises avec leur consentement ou via les fameuses caméras cachées).

Parmi les chatrooms, il y a celle où plusieurs chanteurs de K-pop mondialement connus se sont échangés des images volées de femmes avec qui ils ont eu des rapports. L’affaire est révélée en 2018, dans un scandale connu sous le nom de « Burning Sun », difficile à résumer car marqué par de multiples rebondissements sur un an, en plein cœur de la vague #MeToo en Corée du Sud (si cela vous intéresse, cet article de Billboard, en anglais, résume bien l’ensemble).

L’affaire fait beaucoup de bruit et met la question du molka au cœur du débat public. Il devient, avec le revenge porn, le principal enjeu de la lutte féministe en Corée du Sud. Des associations se consacrent à faire fermer tous les sites complices. En 2016, elles avaient déjà obtenu la fermeture de Sora.net, un site illégal vieux de 17 ans et au million d’utilisateurs, qui diffusaient des milliers de vidéos intimes et nudes volés.

Au niveau juridique, les personnes reconnues coupables de molka encourent des peines allant jusqu’à cinq ans de prison, mais dans les faits, très peu sont condamnées (2 % en 2017). Par ailleurs, selon le Korean Times, il existe une zone grise dans la loi coréenne qui n’évoque que les photos prises « contre le gré de la personne », et permet à quelqu’un qui diffuse des nudes de sa conjointe de s’en sortir sans poursuite judiciaire (ce qui n’est pas le cas en France).

En 2018, 70 000 femmes sortent dans les rues de Séoul et clament « My life is not your porn » (« ma vie n’est pas ton film porno »). Lors de cette manifestation, le plus grand rassemblement féministe du pays, elles émettent une demande claire : une législation plus forte pour encadrer cette « violence sexuelle numérique ».

Depuis, à Séoul, des groupes de femmes « inspectrices » sont chargées de débusquer quotidiennement des caméras dans près de 20 000 toilettes de la capitale. Une cellule consacrée à la lutte contre la diffusion non consentie d’images intimes et à l’assistance, juridique et psychologique, des victimes est également financée par le gouvernement. Selon une étude de 2019 réalisée par la Korea Women’s Development Institute, 45,6 % des femmes ayant été victimes de molka ont déjà eu des pensées suicidaires… dans un pays où il s’agit de la première cause de mortalité chez les jeunes.

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